Précision sur la notion d'urbanisation continue en zone montagne

Précision sur la notion de « groupe de constructions traditionnelles ou d’habitations existant » permettant l’urbanisation continue en zone de montagne

CE 2 octobre 2019, req. n° 418666 : mentionné dans les tables du recueil Lebon.


Dans cette affaire le maire de la commune du Broc a délivré par arrêtés de juin et juillet 2013, deux permis de construire pour une première maison d’habitation et une seconde avec piscine en secteur NB du plan d’occupation des sols, zone naturelle dans laquelle il est admis le « confortement (…) des groupes de constructions traditionnelles ou d’habitations existants » par la carte 19 de la directive territoriale d'aménagement des Alpes-Maritimes.
 
Les deux décisions ont été déférées au TA de Nice qui a rejeté les demandes. Par un arrêt du 28 décembre 2017, la CAA de Marseille a annulé le jugement ainsi que les deux arrêtés attaqués en estimant que le principe de continuité n’était pas respecté sur le fondement de L.145-3 (ancien) du code de l’urbanisme.
 
La commune du Broc et la SCI la Clave ont saisi le Conseil d’Etat d’un pourvoi en cassation en l’annulation de l’arrêt rendu par la CAA de Marseille.
 

  • Pour mémoire, s’agissant des règles applicables en zone de montagne

 
L’article L.122-5 (à la suite de l’ancien article L.145-3) du code de l’urbanisme dispose :
 

« L'urbanisation est réalisée en continuité avec les bourgs, villages, hameaux, groupes de constructions traditionnelles ou d'habitations existants, sous réserve de l'adaptation, du changement de destination, de la réfection ou de l'extension limitée des constructions existantes, ainsi que de la construction d'annexes, de taille limitée, à ces constructions, et de la réalisation d'installations ou d'équipements publics incompatibles avec le voisinage des zones habitées. »

 
L’article L.122-5-1 du code de l’urbanisme dispose par ailleurs :
 

« Le principe de continuité s'apprécie au regard des caractéristiques locales de l'habitat traditionnel, des constructions implantées et de l'existence de voies et réseaux. »

 
En jurisprudence,
 
Il est considéré qu’une parcelle exploitée en fermage loin du bourg ne répond pas à l'urbanisation en continuité, malgré la proximité de quelques constructions dispersées. Elle ne saurait donc être classée en zone U.  (En ce sens :
CE 9 juill. 1997,  Morand, no 123341: Lebon T. 1114)
 

Si le terrain considéré ne se situe pas en continuité de l'existant, peu importe qu'il soit desservi en électricité et dispose d'un accès. (En ce sens :
TA Nice, 28 juin 2001, Pons c/ Préfet des Alpes-Maritimes, no 98879.)
 
Un tel terrain est inconstructible même s'il est desservi en eau potable, électricité et voirie et s'il est classé en zone urbaine. (En ce sens : 
TA Nice, 8 mars 2001, Préfet des Alpes-Maritimes c/ Cne de Saint-Vallier-de-Thiey, no 004625)
 
Même six constructions implantées sur des parcelles contiguës, mais non groupées ne sauraient constituer une urbanisation suffisante.
 
En ce sens :
CE 5 février 2001 Secrétaire d’Etat au logement / Commune de Saint Gervais n°217796
 
En outre, parmi les objectifs de la loi montagne figure la préservation des espaces, paysages et milieux caractéristiques du patrimoine naturel et culturel montagnard.
 
Ainsi, il a pu être jugé que le projet d’un parc de stationnement est de nature à altérer un paysage de montagne dont l’aspect sauvage fait tout la beauté. (En ce sens :
TA Nice, 8 novembre 1988 Epoux Blot n°116788-II)
 
De même, l’aménagement de courts de tennis, même en nombre limité, ou de piscines, même de faibles dimensions et la construction de locaux indispensables au fonctionnement des activités sportive et de loisirs sont de nature à porter atteinte à cette objectif.
 
En ce sens :
CE 20 septembre 1991 n°76539
 

  • Le rappel classique du principe de continuité en zone de montagne

 
À l’occasion de cet arrêt, le Conseil d’Etat vient d’abord rappeler brièvement l’exigence classique du principe de continuité de l’urbanisation en zone de montagne, en citant explicitement les dispositions de l’article L.145-3 de l’urbanisme, désormais reprises aux articles L. 122-5, L. 122-5-1 et L. 122-6 du même code :
 

« Sous réserve de l'adaptation, du changement de destination, de la réfection ou de l'extension limitée des constructions existantes et de la réalisation d'installations ou d'équipements publics incompatibles avec le voisinage des zones habitées, l'urbanisation doit se réaliser en continuité avec les bourgs, villages, hameaux, groupes de constructions traditionnelles ou d'habitations existants.
Lorsque la commune est dotée d'un plan local d'urbanisme ou d'une carte communale, ce document peut délimiter les hameaux et groupes de constructions traditionnelles ou d'habitations existants en continuité desquels il prévoit une extension de l'urbanisation, en prenant en compte les caractéristiques traditionnelles de l'habitat, les constructions implantées et l'existence de voies et réseaux. »

 
Le Conseil d’Etat confirme également qu’il incombe à l’autorité administrative chargée d’instruire la demande de vérifier la conformité du projet aux dispositions du code de l’urbanisme particulières à la loi montagne. Elle ne pourra donc, sans surprise, autoriser un projet en zone d’urbanisation diffuse mais seulement en continuité de l’urbanisation existante.
 

  • Précision utile sur la notion de « groupe de constructions traditionnelles ou d’habitations existant »

 
L’apport de cet arrêt tient surtout de la précision apportée à la notion de « groupe de constructions traditionnelles ou d’habitations existants » au sens de l’article L.145-3 du code de l’urbanisme (aujourd’hui codifié aux articles L. 122-5, L. 122-5-1 et L. 122-6 du même code).
 
Le Conseil d’Etat précise qu’
« il résulte des dispositions du III de l'article L. 145-3 du code de l'urbanisme, éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 2 juillet 2003 urbanisme et habitat qui les a modifiées, que l'urbanisation en zone de montagne, sans être autorisée en zone d'urbanisation diffuse, peut être réalisée non seulement en continuité avec les bourgs, villages et hameaux existants, mais également en continuité avec les " groupes de constructions traditionnelles ou d'habitations existant " et qu'est ainsi possible l'édification de constructions nouvelles en continuité d'un groupe de constructions traditionnelles ou d'un groupe d'habitations qui, ne s'inscrivant pas dans les traditions locales, ne pourrait être regardé comme un hameau. »
 
Le Conseil d’Etat opère une distinction entre d’une part « les bourgs, villages et hameaux existants » qui sont identifiables sans difficultés, et d’autre par les « groupes de constructions traditionnelles ou d’habitations existantes » pour lesquelles il donne des indications pour en faciliter la caractérisation.
 
Pour déterminer si un groupe d’habitations peut être qualifié de « groupe de constructions traditionnelles ou d’habitations existant », le Conseil d’Etat dégage le faisceau d’indices suivant, en affirmant qu’il convient de vérifier l’existence de :

  • Plusieurs constructions 
  • Leurs caractéristiques
  • Leur implantation les unes par rapport aux autres
  • L’existence de voies et de réseaux

 
Ces critères permettent alors de percevoir l’appartenance des constructions à un même ensemble.
 
Cette décision publiée au Lebon permet d’apprécier plus particulièrement le « groupe de constructions traditionnelles ou d’habitations existant » en se concentrant sur la qualification des « habitations existantes ».
 
Ainsi, l’édification de constructions nouvelles en zone de montagne est possible en continuité d’un groupe de constructions, lorsque ce dernier répond au faisceau d’indice dégagé dans cet arrêt. En précisant sa jurisprudence, le Conseil d’Etat rend plus lisible la notion de construction en continuité de l’urbanisation existante en zone de montagne.
 
En l’espèce, le Conseil d’Etat confirme l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Marseille en se fondant sur les critères qu’il vient de dégager, et affirmer que les constructions envisagées ne sauraient être regardées comme respectant le principe de continuité en ce que « les habitations existantes dans ce secteur, au nombre d’une dizaine, étaient espacées de 25 à 40 mètres et que le secteur n’était pas desservi par les réseaux d’eau et d’assainissement ».



Sébastien Avallone et Garance Carbonne


14 févr., 2024
Note d’actualité : Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 16/06/2023, Commune de Courchevel, n°470160 Synthèse : Par une décision n°470160 du 16 juin 2023, le Conseil d’Etat précise l’office du juge dans le cadre d’une demande de levée de suspension de l’exécution d’un permis de construire. En outre, cette décision rappelle utilement l’existence d’une troisième possibilité de réaction offerte aux pétitionnaires dont le permis de construire a été suspendu à l’occasion d’un référé, en sus du classique pourvoi en cassation ou de l’attente d’un jugement au fond. *** Par un arrêté du 15 juin 2021, rectifié les 16 et 17 juin 2021, le maire de Courchevel (Haute-Savoie) a délivré un permis de construire à la SARL Société immobilière de Courchevel pour la démolition et la reconstruction d'un hôtel. Sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, à la demande de la société civile immobilière (SCI) Mésange, de M. et Mme A... ainsi que de M. et Mme B..., a suspendu l'exécution de cet arrêté. Par un arrêté du 31 octobre 2022, le maire de Courchevel a délivré un permis de construire modificatif à la SARL en vue de régulariser les trois vices retenus par l'ordonnance du 25 mai 2022. À la suite de la délivrance de ce permis modificatif, la Société immobilière de Courchevel a, sur le fondement de l'article L. 521-4 du code de justice administrative, saisi le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble d'une demande tendant à ce qu'il soit mis fin à la suspension prononcée par l'ordonnance du 25 mai 2022. Par une ordonnance du 19 décembre 2022, contre laquelle la SCI Mésange se pourvoit en cassation, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a fait droit à sa demande. A l’occasion de cette décision du 16 juin 2023, le Conseil d’Etat a clarifié l’impact que doit avoir un permis modificatif sur une demande de levée de suspension du permis initial. Pour lui, le juge saisi sur le fondement de l’article L.521-4 du code de justice administrative, après avoir mis en cause le requérant ayant obtenu la suspension du permis de construire, doit tenir compte de la portée du permis modificatif ou de la mesure de régularisation (I), d’une part. Il doit également tenir compte des vices allégués ou d’ordre public dont ce permis modificatif ou cette mesure de régularisation serait entaché et seraient de nature à faire obstacle à la levée de suspension (II), d’autre part. L’analyse de la portée d’un permis modificatif ou d’une mesure de régularisation sur les vices précédemment relevés : conséquence logique du caractère provisoire d’une ordonnance de référé suspension Pour mémoire, l’article L. 521-4 du code de justice administrative dispose : « Saisi par toute personne intéressée, le juge des référés peut, à tout moment, au vu d'un élément nouveau, modifier les mesures qu'il avait ordonnées ou y mettre fin ». D’un point de vue procédurale, cet article ouvre une troisième possibilité de réaction au pétitionnaire dont le permis de construire a été suspendu dans le cadre d’un référé. Celui-ci n’est pas obligé de se pourvoir en cassation contre l’ordonnance de référé ou d’attendre le jugement au fond. Saisi d’une demande de réexamen, l’office du juge consiste d’abord à analyser la portée du permis modificatif ou de la mesure de régularisation sur les vices précédemment relevés. En l’espèce, « le permis de construire modificatif, délivré le 31 octobre 2022 par le maire de Courchevel prend acte de la cession par le département de la Savoie à la SARL Société immobilière de Courchevel des deux parcelles mentionnées au point 10 et d'un nouvel avis de l'architecte des Bâtiments de France précisant les prescriptions relatives à la toiture de la construction et prenant en compte l'ensemble des monuments historiques situés dans les abords du projet ». (V. CE, 10ème et 9ème ch. réunies, 16 juin 2023, n°470160, Point 11). Or, en s’abstenant de tenir compte de la portée du permis modificatif à l’égard des vices précédemment relevés, le juge des référés entache son ordonnance d’une erreur de droit. En revanche, aucune erreur de droit ne pouvait lui être reprochée s’il s’était assuré que le permis de construire modificatif ou la mesure de régularisation corrigeait tous les vices relevés dans la première ordonnance de suspension. Dans le cadre d’un référé réexamen, le fait pour le Conseil d’Etat d’appeler à une analyse de la portée du permis de construire modificatif ou de la mesure de régularisation n’est pas fortuit. Cette lecture des juges du Palais royal reste cohérente dans la mesure où « l’intérêt du permis modificatif [ou de la mesure de régularisation] tient à ce qu’il permet d’apporter des changements au permis initial sans remettre en cause les dispositions non modifiées [ou, s’il s’agit d’une mesure de régularisation, d’éléments non censurés] de celui-ci. Il confère en effet au pétitionnaire la possibilité de faire évoluer son projet sans perdre le bénéfice des droits attachés à l’autorisation qui lui a été initialement délivrée »[1]. La prise en compte des vices allégués ou d’ordre public dont le permis modificatif ou la mesure de régularisation seraient entachés et qui seraient de nature à faire obstacle à la levée de suspension Pour le Conseil d’Etat, la levée des effets de suspension d’un référé est aussi conditionnée à la prise en compte des vices allégués ou d'ordre public dont le permis modificatif ou la mesure de régularisation seraient entachés et qui seraient de nature à y faire obstacle. Dans cette optique, une double analyse s’impose au juge. Dans un premier temps, son jugement doit se porter uniquement sur les vices propres au permis modificatif. Il ne peut pas concerner les dispositions du permis initial qui n’ont pas été affecté par le permis modificatif[2]. Dans un second temps, le juge doit analyser le permis modificatif au regard du droit positif. Il s’assure que l’autorité administrative ait bien instruit le dossier du projet de modification dans le respect des règles applicables au jour où l’autorisation est délivrée, et non pas au jour où le permis initial a été délivré. En effet, il est de jurisprudence constante que la légalité d’un permis de construire modificatif ou d’un permis de régularisation s’apprécie, sur les points qu’il entend modifier ou régulariser, au regard des seuls dispositions applicables à la date à laquelle il a été pris[3]. MO/SA[1] O. LE BOT, « Ce qui change pour le permis de construire modificatif », in La maîtrise du cadre légal et réglementaire de l’aménagement de son territoire, La Gazette des commune, janv. 2023. [2] V. CE, 28 juillet 1999, n° 182167 [3] V. CAA de Lyon, 19 août 2021, SCI Boulevard des Anglais, n°20LY00270 ; CE, 28 juillet 1989, n°76082
14 févr., 2024
Commentaire de l’Ordonnance du 3 mars 2021 « Il serait en effet singulier que ce juge cesse d’opérer son contrôle sur les actes de l’administration, au moment même où celle-ci commence à porter atteinte aux libertés, alors que le cœur de l’office du juge, de tout juge, est d’assurer l’application de la loi et, d’abord, de protéger les libertés ». (1) Discours de l’ancien Vice-Président du Conseil d’Etat, Monsieur Jean Marc Sauvé, à l’occasion d’un colloque organisé sur le thème « Le juge administratif, protecteur des libertés ». Le décret du 29 octobre 2020, dans sa version issue du décret du 15 janvier 2021 qui a notamment avancé à 18 heures le couvre-feu en vigueur sur l’ensemble du territoire, a prévu des exceptions autorisant ainsi certains déplacements au-delà des heures soumises à couvre-feu. Néanmoins, le décret a abandonné la dérogation retenue dans sa version initiale autorisant les personnes à se rendre chez un professionnel du droit au-delà des heures légales. Cet oubli, regrettable, a conduit l’Ordre des avocats du barreau de Montpellier, par une requête enregistrée le 16 février 2021, à saisir le Juge des référés du Conseil d’Etat, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, motif pris de ce que l’interdiction de toute dérogation porterait une atteinte grave et manifestement illégale au droit à un recours juridictionnel effectif. Le requérant faisait valoir notamment qu’une telle interdiction entraînait nécessairement l’impossibilité de disposer de l’assistance effective d’un avocat dans un cadre qui assure la confidentialité des échanges pour trois raisons : La première concernait les personnes ayant des horaires professionnels contraignants ; La deuxième soulignait les inconvénients que représente la généralisation de la téléconférence depuis son domicile ; La troisième dénonçait la rupture d’égalité créée à l’égard des consommateurs face aux professionnels ou aux chefs d’entreprises concernés qui pourraient toujours se rendre, au-delà de 18 heures, au cabinet de leur avocat en usant de leur qualité de professionnel. Par une Ordonnance du 3 mars 2021, le Juge des référés du Conseil d’Etat a ordonné la suspension de l’article 4, I du décret du 29 octobre 2020 en ce qu’il ne prévoit aucune exception pour se rendre chez un professionnel du droit, pour un acte ou une démarche ne pouvant être réalisés à distance. Cette décision fondamentale pour les professionnels du droit que sont les avocats est l’occasion de revenir sur le rôle du Juge des référés en matière d’état d’urgence (I). Cette décision illustre encore les conséquences de cette situation exceptionnelle sur l’émancipation du juge administratif (II) et son attachement à la liberté fondamentale que constitue le droit à un recours effectif (III). On soulignera l’intervention volontaire du Conseil national des barreaux, de la Conférence des Bâtonniers, la Fédération nationale des unions des jeunes avocats, le Syndicat des avocats de France et de nombreux barreaux français. LE ROLE RENFORCÉ DU JUGE DES RÉFÉRÉS DANS LE CADRE DE L’ETAT D’URGENCE SANITAIRE La loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, devenue familière, a inséré un nouveau chapitre dans le code de la santé publique, composé de 9 articles, entérinant ainsi l’état d’urgence sanitaire. (2) Article 2 Loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 Depuis lors, l’état d’urgence sanitaire « peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ainsi que du territoire des collectivités régies par les articles 73 et 73 de la Constitution et de la Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». (3) Article L. 3131-12 code de la santé publique. L’état d’urgence doit être déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. (4) Article L. 3131-13 du code de la santé publique. Pressé par l’épidémie de coronavirus qualifiée d’urgence de santé publique de portée internationale par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en janvier 2020 puis de pandémie en mars 2020, le législateur a gravé dans le code de la santé publique ce qui faisait désormais loi dans le pays. Par suite, les décrets, fondés sur les articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, déclarant l’état d’urgence sanitaire, se sont succédés, les lois autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire aussi, le législateur travaillant de concert avec le Gouvernement. En témoignent le décret du 14 octobre 2020 qui a déclaré l’état d’urgence sanitaire sur l’ensemble du territoire de la République à compter du 17 octobre 2020 ; la loi du 14 novembre 2020 autorisant la prorogation de l’état d’urgence sanitaire et portant diverses mesures de gestion de la crise sanitaire ; la loi du 15 février 2021 modifiant la précédente et prorogeant à son tour, l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 1er juin 2021 inclus. Bref un calendrier bien rempli ! La déclaration de l’état d’urgence sanitaire a pour incidence d’attribuer à l’administration des pouvoirs exorbitants ; il autorise notamment le Premier ministre à prendre, par décret, des mesures limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion. Les derniers en date, le décret du 29 octobre 2020 a prescrit les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’urgence sanitaire, mesures qui ont été adaptées à l’évolution de la situation sanitaire par les décrets du 27 novembre et du 14 décembre 2020 ainsi que par le décret du 15 janvier 2021. Ce dernier décret, attaqué par la profession, est responsable d’un couvre-feu ramené à 18 heures sur l’ensemble du territoire national et de l’interdiction de se rendre chez un professionnel du droit pour un acte ou une démarche qui ne peuvent être réalisés à distance. La voie du référé-liberté entreprise par l’Ordre des avocats du barreau de Montpellier paraissait la plus appropriée : Cette procédure permet de remédier au caractère non suspensif du recours devant le juge administratif ; Elle offre un panel de pouvoirs au juge qui peut prendre toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale ; Enfin, le juge doit se prononcer dans un délai très court de quarante-huit heures compte tenu de l’urgence. Le choix de cette procédure rapide nous invite à reconsidérer la notion d’urgence. Pour ce faire, le Juge du référé-liberté est « saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence ». La mise en œuvre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative suppose donc la démonstration d’un impératif d’urgence. Et cette condition est habituellement examinée plus strictement en ce domaine (V. CE, 28 février 2003, Commune de Pertuis, n°254411). D’ailleurs cette interprétation stricte de la notion d'urgence ressort des premières décisions rendues sous l’état d’urgence sanitaire. Le Juge des référés a, pendant un temps, privilégié de manière quasi-systématique, l’impératif sanitaire. (Voir en ce sens CE, 23 octobre 2020, Cassia : la Haute juridiction a estimé que l’instauration d’un couvre-feu ne portait pas atteinte aux libertés fondamentales au regard de la forte augmentation de la circulation du virus). Mais en l’espèce, le Juge des référés a, par Ordonnance en date du 3 mars 2021, décidé de la suspension de l’article 4, I du décret du 29 octobre 2020 en ce qu’il ne prévoit aucune exception pour se rendre chez un professionnel du droit, pour un acte ou une démarche qui ne peuvent être réalisés à distance. Seul le dernier considérant traite de l’urgence et de manière anecdotique : la condition n’ayant pas été contestée par l’administration, elle n'est pas débattue. Cette décision institue une présomption d’urgence en matière de référé-liberté introduit contre l’une des mesures de police administrative prises dans le cadre de l'état d’urgence sanitaire. Néanmoins, cette position n’est pas nouvelle et s’inscrit dans un contexte global d’état d’urgence puisque déjà sous l’état d’urgence décrété à la suite des attentats terroristes de 2015, le Juge des référés avait adopté ce régime de présomption d’urgence dès lors que des mesures liberticides étaient prises sur le fondement de la loi du 3 avril 1955 (CE, 11 décembre 2015, Gauthier n°394990 - CE, 11 décembre 2015, Domenjoud n°395009). En 2015, la reconnaissance d’une présomption d'urgence était le seul moyen de garantir l’examen sur le fond des mesures d’assignation à résidence par le juge administratif. Dans l’affaire commentée, le même détour révèle l’émancipation récente du Juge des référés face à l’impératif sanitaire. LA CONCEPTION LIBÉRALE DU CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ OU L’INSTRUMENTALISATION DU RÉFÉRÉ-LIBERTÉ « La police ne doit pas tirer sur les moineaux à coups de canon ». (5) Expression imagée du principe de proportionnalité que l’on doit au juriste allemand Fleiner. Depuis l’arrêt Benjamin du 19 mai 1933, le juge administratif exerce un entier contrôle de proportionnalité sur les mesures de police administrative. Il vérifie leur adéquation à la nature et à la gravité de la menace et recherche si des mesures moins attentatoires aux libertés auraient pu être prises. C’est ainsi que le juge de l’excès de pouvoir opère la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public. Il pondère des intérêts opposés grâce à l’application d’un triptyque classique d’appréciation de la proportionnalité : Ainsi toute mesure restreignant un droit fondamental doit satisfaire à la triple exigence d’adéquation, de nécessité et de proportionnalité au sens strict. Classiquement, le contrôle de proportionnalité est un contrôle maximum. Le juge administratif approfondi son contrôle normal et opère un « bilan coût-avantage ». Pour rappel, l’article L. 521-2 du Code de justice administrative permet au Juge des référés d’ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (…) aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ». Dès lors, la voie du référé liberté est subordonnée à la démonstration d'une atteinte grave et manifestement illégale. L’illégalité de la mesure doit donc apparaitre évidente. A priori, le contrôle que devrait opérer le juge serait donc un contrôle restreint. Cette décision illustre bien la liberté que s’est octroyé le juge des référés quant à l’étendue de son contrôle. Alors pourtant que l’article L. 3131-15 du code de la santé publique dresse la liste des mesures restrictives de nos libertés pouvant être ordonnées par le Premier ministre après avis du ministre chargé de la santé. On pourrait presque s’étonner que le Juge des référés ait, en pareille situation, accueillie une telle demande alors même que l’état d’urgence sanitaire accorde des pouvoirs exorbitants au Premier ministre et au ministre chargé de la santé. Mais cette tangente n’est pas nouvelle. En effet, déjà dans le cadre de l’état d’urgence décrété suite aux attentats terroristes perpétrés en 2015, le Juge des référés sanctionnait la légalité des assignations à résidence sur le même fondement faisant fi du caractère manifeste (Voir en ce sens, arrêt Gauthier précité). Finalement dans un contexte particulier où le Gouvernement prédomine, la condition d’une atteinte manifestement illégale semble abandonnée au profit d’une appréciation proportionnée de la restriction contestée. Ce contour du caractère manifestement illégal révèle l’importance accordée au droit à un recours juridictionnel effectif qui doit prévaloir en dépit d’un état d’urgence sanitaire légalement instauré. L’ENRICHISSEMENT DE LA NOTION DU DROIT À UN RECOURS EFFECTIF « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». (5) Article 16 DDHC de 1789 Il est bon de se remémorer les fondements de notre république, proclamés par la Constitution de 1958 et le bloc de constitutionnalité au nom de la sauvegarde des libertés. La séparation des pouvoirs est le siège de notre Etat de droit. Et cette même séparation des pouvoirs a déteint sur notre organisation juridictionnelle actuelle. La Loi des 16 et 24 août 1790 annonçait les prémices de l’indépendance de l’ordre administratif en déclarant que « les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des fonctions administratives ». La volonté initiale de la Loi sur l’organisation judiciaire était d’empêcher le juge judiciaire d’intervenir dans les affaires de l’administration. Mais l’histoire enseigne qu’elle est à l’origine de notre système dual de protection des libertés. On a pu regretter le choix opéré par l’article 66 de la Constitution de confier la protection des libertés individuelles au seul juge judiciaire. Mais l’office du juge administratif demeurait indispensable pour contrôler les mesures prises pour la sauvegarde de l’ordre public. Et progressivement, le juge administratif s’est érigé, au travers du contrôle des actes et des actions de l’administration, en protecteur des libertés fondamentales pour devenir l’égal de son homologue judiciaire. La première difficulté pour la Haute juridiction administrative était de s’émanciper de sa tutelle politique ; La seconde, de trouver le bon équilibre, sans tomber de la schizophrénie, entre la sauvegarde des libertés publiques et la préservation de l’ordre public qui conduit parfois le juge administratif à limiter les libertés au nom et dans l’intérêt de l’Etat. L’idée ingénieuse du Conseil d’Etat a été de s’inspirer des textes fondamentaux du droit public français qui figurent dans le préambule de la Constitution de 1958 ou dans le bloc de constitutionnalité pour dégager des principes généraux du droit protecteur des libertés contre la toute-puissante administration. On retiendra la décision incontournable Ministre de l’agriculture contre Dame Lamotte dans laquelle le Conseil d’état s’est auto-proclamé compétent pour contrôler l’ensemble des actes administratifs en plaçant le recours pour excès de pouvoir au rang de principe général du droit (CE, Ass., 17 février 1950). Mais le véritable tournant est la reconnaissance de la compétence administrative et donc de son indépendance par le Juge constitutionnel. En se fondant sur le principe de la séparation des pouvoirs, le Conseil constitutionnel a dégagé le « principe fondamental reconnu par les lois de la République de la compétence du juge administratif pour l’annulation et la réformation des décisions prises par les autorités administrative » (CC DC n°86-224 du 23 janvier 1987 Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence). Ainsi « le contentieux de l’annulation ou de la réformation des décisions prises dans l’exercice des prérogatives de puissance publique » devenait l’instrument indispensable du juge administratif pour assurer à son tour la pleine protection des libertés fondamentales. Un hommage doit également être rendu à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dont la teneur et les retentissements en matière de protection des libertés fondamentales demeurent inégalés. L’article 6 relatif au droit à un procès équitable énumère les droits de la défense. L’article 13 proclame le droit à un recours juridictionnel effectif. L’influence majeure de ce texte n’est plus discutée. Et la décision commentée en est une illustration. L’ordonnance du 3 mars 2021 a été rendue au visa de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Si le contentieux de l’annulation ou de la réformation a ouvert la voie au juge administratif, la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales est son principal outil. Dès le début des années 2000, le Conseil d’Etat a consacré la possibilité d’assurer de manière effective sa défense devant le juge comme liberté fondamentale, d’abord timidement (CE, ord., 3 avril 2002, Min. de l’intérieur c/ Kurtarici n°244686) puis assurément (CE, ord., 18 septembre 2008, Benzineb, n°320384). La possibilité d’assurer de manière effective sa défense est ensuite devenue un droit : le droit au recours effectif (CE, 30 juin 2009, Ministre c/ Beghal, n°328879). Dans cette décision, le Juge des référés s’est imposé comme protecteur de ce droit quelle que soit la nature du litige. De façon désormais constante, le Juge des référés du Conseil d’Etat veille au respect du droit au recours qu’il considère comme une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative. Dans la décision commentée, le Juge des référés a sanctionné les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 et particulièrement l’absence de toute dérogation permettant de se rendre chez un professionnel du droit et notamment un avocat pour un acte ou une démarche ne pouvant être réalisé à distance au-delà de 18 heures sur le fondement de la liberté fondamentale d’exercer un recours effectif devant une juridiction dans des conditions assurant un respect effectif des droits de la défense et du droit à un procès équitable. On peut se féliciter de cette suspension qui non seulement, protège l’exercice de la profession d’avocat dans une période difficile mais également, et surtout, s’inquiète de la réduction des voies de recours concomitante à l’impossibilité matérielle de se rendre chez un professionnel du droit et notamment un avocat. Ainsi le constat peut être tiré que le juge administratif ne se soucie plus seulement de consacrer l’existence d’un droit au recours mais s’assure de défendre l’effectivité du recours et par conséquent les droits et les libertés de nos concitoyens.
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